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18 janv. 2024
Changement climatique, une bataille d’eau et de faim

En ce lundi 16 octobre, nous célébrons la Journée mondiale de l’alimentation. Le contexte est différent. L’heure est à l’urgence. Moins de terres sous culture agraire. Superficie réduite des pâturages pour le bétail. Manque d’eau. Sécheresse. A Maurice, petit Etat insulaire des plus à risques et destination touristique par excellence, le pari est double avec 2.6 millions de personnes à nourrir.

En ce premier samedi du mois de septembre, prenons la direction du flambant neuf National Wholesale Market à Belle-Rive, Wooton. Sous un timide soleil matinal, la brume se dissipe sur le Plateau Central. A 8 heures du matin, nous assistons aux derniers ballets de chariots et ballots de légumes se faufilant entre vannettes et camions. La vente à l’encan se termine, laissant un hangar métallique au sol en béton boueux, quasi-vide.

Et si demain, le changement climatique faisait de ce hangar vide le triste quotidien à Wooton ? Sans aller vers le scénario-catastrophe, il faut prendre conscience des extrêmes. Le dérèglement climatique vient exacerber les phénomènes météorologiques violents : en Europe ce sont les canicules, à Maurice l’alternance des fortes pluies et de sécheresse prolongée. Ceci a inévitablement des conséquences sur nos assiettes.


« La sécurité alimentaire est un sujet qu’on ne considère pas assez dans les grandes stratégies de lutte contre le changement climatique. L’impact de la surproduction - en réponse à la surconsommation – se fait ressentir. La pollution accrue causée par l’utilisation de produits dits à effet de serre contribue au réchauffement planétaire sans oublier l’impact environnemental lié au stockage et au transport vers les marchés concernés, » fait ressortir d’emblée Takesh Luckho, détenteur d’un doctorat en économie de développement et chercheur indépendant.

Et de renchérir : « L’Objectif 12 des Sustainable Development Goals des Nations Unies porte sur la nécessité d’établir des modes de consommation et de production durables. Les pays pauvres peinent à inclure de telles directives dans leurs stratégies de développement. Les petits Etats et territoires insulaires – dont Maurice est le parfait exemple – sont des zones les plus touchés par le changement climatique, l’élévation du niveau de la mer alors que leur contribution aux émissions de gaz à effet de serre demeure négligeable à l’échelle mondiale. »

2,6 millions de consommateurs

Force est de constater que dans une petite économie de quelque 1,26 million d’habitants et accueillant 1,3 million de touristes – soit un total de 2,6 millions de bouches – l’agro-industrie est devenu un secteur délaissé par petits opérateurs et grands groupes en faveur d’activités plus lucratives. Depuis 2020, l’agriculture, la pêche, l’élevage contribue pour 3,5% de la valeur crée à Maurice. Après un rebond post-Covid à 7.3%, Statistics Mauritius estimait à fin juin que la croissance dans l’agriculture non-sucre retomberait à 5% en 2023.

Même si c’est un secteur économique s’étalant sur 40,600 hectares aux quatre coins du pays – canne à sucre, thé et culture vivrière – l’agriculture contribue peu aux caisses de l’Etat. Au terme de l’année fiscale se terminant au 30 juin, le secteur a rapporté Rs 876 millions à la Mauritius Revenue Authority, soit seulement 0.6% du montant total alors que le tourisme a généré presque Rs 8 milliards.

« Au vu de notre taille et absence de ressources naturelles, Maurice dépend de l’importation pour subvenir aux besoins de sa population, une population qui raffole de produits étrangers au milieu du Made in Mauritius, » souligne l’économiste Takesh Luckho. « Comme notre stratégie de développement est orientée principalement sur la croissance à tout prix, on oublie souvent les autres aspects sociétaux et/ou climatiques. Les précédents budgets du gouvernement ont essayé d’intégrer cette lutte contre le changement climatique dans les mesures fiscales et politiques du pays […]. La route vers les objectifs de développement durable reste longue. »

La volonté de produire

L’incapacité d’importer en période de coronavirus a provoqué un regain d’intérêt pour l’agriculture de base, avec les moyens du bord. Nous sommes retombés dans les travers du passé, en misant sur l’importation pour remplacer nos carences en production locale (viandes et poissons inclus). L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’impact sur les commodités ont donné de quoi réfléchir.

Patrick Lagesse, Managing Director du pôle Agriculture au sein du groupe Médine, souligne que les producteurs, la Chambre d’Agriculture et les organismes d’Etat abattent un travail colossal pour mieux parer à ces situations. D’ailleurs le nouveau Ministre de l’Agro-Industrie Teeruthraj Hurdoyal, s’y connaît en pratiques agricoles. La succession de rencontres avec les hauts-cadres de son ministère et des organismes-satellites de même que les institutions du secteur privé devront aboutir à une stratégie plus simple mais pouvant donner des résultats concrets.

Mais, Shemida Ramdewar-Emrith, présidente de l’association des encanteurs, estime qu’il reste encore du chemin à parcourir. « À ce jour, il n’existe aucune harmonisation. Il est important qu’on travaille dessus. La production de fruits et légumes est une activité essentielle pour tout pays, » fait-elle ressortir. Elle-même agricultrice terminant sa maîtrise en agronomie, madame Emrith explique qu’il est en plus en plus difficile d’effectuer des prévisions sur la durée car la sécheresse se prolonge. Idem pour les saisons des pluies. Sans oublier les insectes qui s’immiscent dans la culture.



L’Agriculture, victime et bourreau du climat

Face à ces constats, la tentation est grande d’ériger la production agricole en symbole d’une crise climatique mal gérée. Ce serait négliger toutefois la moitié du problème : le rôle de l’élevage et l’agriculture dans le renforcement même de l’effet de serre.

Les différentes activités agricoles sont riches en méthane. Selon le United Nations Environment Programme, le méthane est un « puissant gaz à effet de serre » et le méthane « a un pouvoir de réchauffement plus de 80 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. » L’organisation Agroscope, se focalisant sur la Suisse – un pays connu pour ses pâturages à l’infini – estime de son côté « qu’un kilogramme de méthane participe 28 fois plus au réchauffement climatique qu’un kilogramme de gaz carbonique sur une période 100 ans, en moyenne. »

Or la FAO est catégorique : l’agriculture conventionnelle est responsable de presque la moitié des émissions de méthane, dont un quart vient de l’élevage de bétail pour la viande.  La culture du riz, une des céréales les plus consommée au monde, représente environ 20% des émissions anthropiques de ce gaz. L’agriculture dégage également de grandes quantités d’oxyde d’azote, notamment à cause du ruissellement des engrais, et la décomposition des résidus de cultures et des déchets animaux.

Le Changement Climatique qui met en péril nos récoltes est donc en partie lié à notre façon même de produire.


L’Eau, ressource difficile à gérer

L’Eau est le thème central de la Journée Mondiale de l’Alimentation cette année.  La FAO rappelle que l’eau est « une force motrice pour les populations et la nature et elle est à la base de notre alimentation » et que l’eau douce « n’est pas infinie. » Or le changement climatique complexifie drastiquement la gestion de cette ressource, lorsque les pluies diluviennes succèdent aux sécheresses.

« Faisons simple pour mieux comprendre la situation. Chaque jour, un individu est appelé à consommer deux litres d’eau. Or, cette personne est interdite d’eau quatre jours de suite. Le cinquième jour, nous lui donnons 10 litres d’eau, qui représente la consommation requise pour cette période, » souligne Patrick Lagesse. « C’est ce que nous constatons désormais dans la réalité. Certes, le climat est changeant de nature. N’empêche que depuis quelques années, à Maurice, nous notons que ces changements basculent d’un extrême à l’autre : pas ou peu de pluies ou trop de pluies. »

Que nous-réserve le futur ? Pourrons-nous être à la hauteur ? « Voyez-vous, la sécurité alimentaire ne se résume pas à produire. Il s’agit de pouvoir conserver cette production dans la durée, pour répondre à la demande. Comme la production est saisonnière. Les planteurs produisent tout en même temps. A partir de là, non seulement devons-nous booster la production mais nous devons aussi apporter de la valeur ajoutée, transformer et stocker cette production, » affirme Patrick Lagesse.

Difficile de se projeter dans l’avenir et d’anticiper le climat dans ces conditions.


Se nourrir différemment

La dialectique agriculture-climat exemplifie bien la complexité de la crise du siècle. Plusieurs enjeux se cristallisent ici : la sécurité alimentaire, le recours aux engrais chimiques, la perte de la biodiversité…

Toutefois, les solutions se multiplient également : fermes urbaines, aquaponie, vertical farming, et bien d’autres modes de production alternative. À Maurice, on ne compte plus les groupes et les pages sur les réseaux sociaux prônant telle nouvelle ferme ou marque. Chacune a ses forces et ses faiblesses et plutôt qu’une solution miracle, il faudra vraisemblablement conjuguer avec une galaxie de méthodes et d’acteurs. L’avenir, semble-t-il, doit être collaboratif.

Il nous reste également une carte maitresse qui n’est pas assez mise en avant : changer notre alimentation.

En 2019, une étude séminale par la Commission Eat-Lancet met en avant le concept d’assiette écoresponsable. Très simplement, il s’agit d’un régime alimentaire qui maximise la Nutrition tout en préservant les ressources naturelles. Sa clé : remplacer les protéines animales par des grains secs, des produits à base de plantes, et à minima 50% de légumes dans son assiette.

Changer simplement ce que nous mangeons aboutit à changer tout le système alimentaire puisque les producteurs suivront les achats des consommateurs. Selon les analyses de la Commission Eat-Lancet, un régime essentiellement à base de plantes et légumes diminue drastiquement les émissions de gaz à effets de serre, et contribue à un meilleur état de santé. Manger différemment, à Maurice comme ailleurs, est donc une stratégie inattendue mais efficace de lutter contre le changement climatique.

Le pouvoir n’est pas simplement dans nos mains – il est dans nos assiettes.